Recruté au CNRS en 1979 comme sociologue, Gilbert de Terssac est reconnu pour ses travaux sur le travail ouvrier, le travail d’organisation, les régulations sociales, le management, les déviances organisationnelles, la sécurité industrielle, les risques psychosociaux.

En 1994, il a cofondé et dirigé le Centre d’Étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir (CERTOP UMR5044 CNRS), et est actuellement chercheur émérite.

Gilbert de Terssac CNRS Certop UMR 5044

En 2016, Gilbert de Terssac s’est vu décerner

  • le Prix Paul Biro de MINES ParisTech [1]
  • la Médaille d’honneur du CNRS [2]
  • le titre de Docteur Honoris causa de l’Université des Sciences Sociales et Humaines de Hanoï (Vietnam) [3]

Ces distinctions sont l’occasion d’un retour sur la carrière de ce passionné.


Votre parcours

- Comment êtes-vous devenu sociologue ?

Sans doute les événements de 1968 m’ont-ils invité à aller voir sur le terrain ce qui s’y passait et, muni de mon Bac, j’ai décidé de m’inscrire en philosophie, mais aussi en sociologie, et ai obtenu deux maîtrises. L’échec aux concours d’agrégation et de CAPES en philosophie m’ont conduit à faire une thèse en sociologie, encouragé par Pierre Naville, mon premier directeur de thèse. Mais j’ai fait d’autres détours par d’autres disciplines.

Medaille d'honneur CNRS G de Terssac 2016

Dans les années 70, on s’interrogeait sur les conséquences de l’automatisation sur le travail humain (allait-il disparaître ? être modifié ?), en somme, les mêmes questionnements qu’aujourd’hui !
Je me suis centré sur le travail, notamment ouvrier, dans des situations très automatisées et à haut risque (chimie, nucléaire). Ce travail était une énigme pour moi car inobservable. En effet, les ouvriers surveillaient des écrans de visualisation et tout se passait en quelque sorte dans leur tête. Pour comprendre ce travail abstrait, mental, caché, invisible, j’ai fait une formation en ergonomie au Cnam Paris, j’ai travaillé et publié avec des psychologues du travail (Jacques Leplat notamment) ou des psychophysiologistes (comme Yvon Quéinnec) pour comprendre les difficultés du travail de nuit et les problèmes de sécurité industrielle qu’ils pouvaient poser, puisqu’on demandait aux ouvriers de travailler la nuit et de dormir le jour.

- Pourquoi et comment est né le CERTOP ?

Le CERTOP est né en 1994 de la volonté collective de 17 personnes de créer un laboratoire de sociologie ayant pour objectif de penser ensemble le travail, l’organisation et l’activité publique, avec les phénomènes de pouvoir qui les traversent.


Vos recherches

- Comment en êtes-vous venu à l’idée du travail d’organisation ?

J’ai forgé le concept de travail d’organisation car je me suis rendu compte dans nos travaux de recherche que le travail n’est pas si contraint qu’il y paraît et que le respect strict des procédures ne conduit pas forcément au résultat escompté. L’individu est en permanence en train de s’organiser pour agir, et d’organiser ses coopérations et ses relations à autrui pour interagir. Une procédure est par définition incomplète (on ne peut pas tout prévoir), parfois incohérente avec le contexte et souvent implicite. Les personnes qui travaillent sont dans l’obligation de (re)construire les prescriptions, d’ajuster les méthodes au contexte, d’adapter les procédures aux situations. Travailler, ce n’est pas mettre en œuvre des procédures, mais trouver le chemin pour parvenir au résultat sans incident et sans accident.
N’oublions pas qu’une procédure décrit ce qu’il faut faire, mais que sa mise en œuvre suppose que l’individu se l’approprier, c’est-à-dire de passer de la description de l’action à entreprendre à l’inscription dans l’action réalisée.

Autrement dit, le travail est faiblement organisé et il est plutôt organisant car les concepteurs de systèmes s’en remettent finalement à l’intelligence de la personne qui travaille. L’organisation se délocalise vers la bas mettant la personne qui travaille en responsabilité individuelle de s’organiser : la faiblesse des prescriptions est la faiblesse du travail d’encadrement, mais la force du travail ouvrier, détenteur de compétences et de savoirs sans lesquels la production ne pourrait pas sortir. Les formes d’organisation contemporaines ont bien compris cet enjeu de pouvoir.

Cela a donné lieu à un programme de recherche de quinze thèses (en partenariat avec des entreprises ou des administrations) pour comprendre l’articulation entre travail et organisation (entre la hiérarchie et les subordonnés).

- Et les autres thèmes de recherche ?

Gilbert de Terssac CNRS Certop UMR 5044

En 2011, l’usine chimique AZF explose et je suis interpelé par certains salariés de l’usine qui me demandent de les aider à comprendre ce qui s’est passé. Ma façon de les aider a été d’exercer mon métier de chercheur, et premièrement d’expliciter l’apport des sciences humaines et sociales à la compréhension de la catastrophe et de ses conséquences humaines et sociales. Deuxièmement, j’ai essayé de comprendre, avec Jacques Mignard – un ancien ouvrier de l’usine, devenu agent de sécurité – comment se fabrique la sécurité entendue comme un travail d’organisation visant à créer des règles, mais aussi à faire en sorte qu’elles soient appropriées et mises en œuvre par leurs destinataires.

La catastrophe d’AZF a été l’occasion de repenser la place de la procédure dans l’action, et le rapport entre une consigne établie par certains, et l’activité de ses destinataires. Je coordonne alors plusieurs ouvrages (notamment « La catastrophe d’AZF : l’apport des sciences humaines et sociales. » avec Irène Gaillard). Plus de dix ans plus tard, je publie « Les paradoxes de la sécurité. Le cas d’AZF. » (avec Jacques Mignard)

- Quelles sont vos activités de recherche actuelles ?

Actuellement, en tant que directeur de recherche émérite, je poursuis deux thèmes :

1/ La formalisation d’une notion qui est celle de « malaise organisationnel » c’est à dire de difficultés pour les individus de se positionner dans leur institution, de trouver et ou de faire leur place face à des choix d’organisation : intensification, complexification, déficit de reconnaissance, perte de sens du travail, destruction des collectifs de travail et de la solidarité sont autant de thèmes qui remontent de nos recherches menées dans la fonction publique territoriale aupres de plus de plusieurs centaines d’agents.
A cette souffrance, à ce mal-être dans le travail que nous appelons malaise organisationnel, s’ajoutent des effets sur la santé, des ruptures, marginalisations, précarisations, exclusions et parfois des décrochages individuels (burn out, stress) pouvant conduire à des retraits ou arrêts, voire des tentatives de suicide.
Pendant sept ans, avec mes collègues, j’ai écouté, observé, reconstitué ces situations de santé mentale détériorée en essayant de comprendre les facteurs organisationnels qui en étaient la cause.

Je prépare un ouvrage intitulé « Malaises organisationnels » à paraître en 2018.

2/ L’autre thème est lié aux changements organisationnels que connaît l’Université. Ils m’ont conduit à étudier le travail d’organisation en actes, au sein de l’Université de Toulouse, sur la période 2005-2017. Cette période a vu arriver le Pôle de recherche et d’enseignement supérieur (2006-2013) – prolongé par la COMUE (depuis 2013), la loi Liberté et responsabilité des universités LRU (2007), l’opération Campus et l’Idex.
Je cherche à comprendre comment se fabrique l’Université de Toulouse, qui regrouperait presque tous les établissements d’enseignement supérieur et de recherche avec les écoles d’ingénieurs, et comment elle peut s’accommoder du maintien de la personnalité juridique et morale des établissements universitaires, bref les conflits et coopérations qui vont naître de cette nouvelle phase de reconquête de l’Idex qui a commencé en juin 2016.

Cette étude ne porte que sur l’Université de Toulouse dont j’essaie de tracer l’histoire récente à partir d’entretiens de tous les acteurs concernés (70 entretiens à ce jour) et d’analyse de tous les documents (notes, contrats, conventions, comptes rendus). Je fais cette étude avec Lou Monié, qui a soutenu son Master en 2015 sur ce sujet, mais que nous prolongeons sous forme d’une recherche approfondie qui donnera lieu à un ouvrage à paraître en 2018.


Vos coopérations à l’international

- Viêt-Nam

De ma rencontre avec An Quoc Truong (enseignant à l’Université des Sciences Humaines et Sociales de Hanoï (USSH – Université Nationale du Viêt-Nam) est née la volonté de formaliser une coopération, d’abord sous la forme d’une thèse que An Quoc Truong a préparée sous ma direction, puis par un Master, des colloques et des échanges de professeurs.

Cette coopération – soutenue par l’Université Toulouse – Jean Jaurès et ses différents partenaires au cours du temps : l’Ambassade de France, l’AUF, le CNRS, la Région Midi-Pyrénées, la Mairie de Toulouse – a été développée autour de 3 volets : scientifique, pédagogique, culturel.

Gilbert de Terssac CNRS Certop Dr Honoris Causa Vietnam 2016

Sont nés de cette coopération un ouvrage collectif « Viêt-Nam en transitions », un Master de l’UT2J délocalisé à Hanoï et une Maison du Tourisme et du Village au Viêt-Nam.

Cette aventure a été partagée depuis le début avec Daniel Weissberg professeur et responsable des Relations Internationales de l’UT2J, Michel Catlla, et plus récemment par Vincent Simoulin alors directeur du CERTOP.

En savoir plus sur la coopération avec le Viêt-Nam

- Et aujourd’hui la Chine

Avec Michel Catlla et Vincent Simoulin, il nous a semblé important de développer une coopération avec la Chine. Nous avons obtenu un soutien de l’Université Fédérale de Toulouse et de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, pour réaliser les premières explorations à Pékin dès 2014, afin de vérifier la faisabilité de cette coopération.

Au cours des trois années, écoulées, nous avons développé trois types d’actions :

  • des échanges de professeurs : Zhao Wei et Zhu Hongwen, professeurs de sociologie, sont venus en 2015-2016 au Département de sociologie de l’UT2J), tandis que Michel Catlla, Jens Thoemmes, Vincent Simoulin et moi-même avons enseigné en Master et au niveau Doctoral à la Faculté de sociologie de la Beijing National University.
  • la co-organsiation de plusieurs Workshops sur la gouvernance à Toulouse et à Pékin
  • l’élaboration d’un programme de publications conjointes, avec des articles de Vincent Simoulin et moi-même dans une revue de sociologie chinoise et un numéro spécial d’une revue française (Sciences de la société coordonné par Vincent Simoulin) pour marquer nos échanges scientifiques, expliciter nos pratiques de recherche et dégager des axes de travail qui pourraient voir le jour à partir de programmes de recherche.

- Êtes-vous un passionné ?

Passionné par ce métier, qui repousse les frontières de l’ignorance en produisant des connaissances, en permettant de comprendre, de se situer et d’agir. Mais aussi passionné par le collectif d’étudiants, d’enseignants-chercheurs et de techniciens, administratifs qui œuvrent ensemble pour rendre le travail intéressant et la vie de travail conviviale.

- Pourquoi l’éméritat ?

D’abord parce que c’est une opportunité de terminer en douceur cette aventure humaine et scientifique. Ensuite, parce que c’est un contrat avec la communauté pour partager ses connaissances et son expérience avec des plus jeunes. Enfin, parce que c’est une manière de vivre en scientifique dans un monde souvent dominé par le préjugé, l’opinion et l’idéologie.

- Que préférez-vous dans votre métier ?

Écouter, apprendre des autres et le restituer en l’écrivant donc en le formalisant

- Que n’aimez-vous pas ?

C’est de voir certains de mes collègues en souffrance. Ils sont empêchés d’écrire et de produire tant la machine bureaucratique des bilans et des évaluations, les contraint

- Un souvenir ?

Je me suis attaché à accompagner les doctorants dans leurs parcours en leur trouvant un bureau, du matériel informatique et un contrat pour financer la thèse à une époque où les doctorants étaient payés en frais de déplacement…

On est passés du doctorant inscrit en thèse à un acteur à part entière dans la vie et la production d’un laboratoire. Parallèlement, il y a eu une professionnalisation de la formation, permettant à tous ces docteurs d’obtenir un emploi, parfois un à deux ans après la thèse.

Au niveau collectif, après les doctorants, on s’est attachés à faire que le laboratoire soit un lieu de production de connaissances et d’organisation adaptée pour chacun-e d’entre nous. Et au niveau individuel on s’est attachés au fait que chacun-e puisse améliorer ses positions par une reconnaissance de ses productions à l’activité de recherche. Le membre du laboratoire engagé dans la recherche est avant tout un individu autonome, car la production de connaissances et d’avancées scientifiques est difficile à programmer. Un directeur d’unité coordonne des autonomies locales tout en veillant à la cohérence globale.

- Envie d’ajouter quelque chose ?

Pour diffuser, valoriser, mettre en débat, faire partager les connaissances et les savoirs accumulés, il faut absolument mieux articuler la formation et la recherche. Il faut instaurer des ponts plus importants pour que les enseignants-chercheurs aient du temps pour faire de la recherche, et que les chercheurs participent davantage à des activités pédagogiques et de formation à la recherche par la recherche.

En Sciences Humaines et Sociales, il faut améliorer le transfert de connaissances, de modèles, d’outils permettant de comprendre ce qui se passe dans notre société et aider chacun à maîtriser les évolutions en cours.


Principales publications

DE TERSSAC G., 1992, Autonomie dans le travail, Paris, PUF, coll. Sociologie d’Aujourd’hui, 279 p.

DE TERSSAC G., 2003, La Théorie de la Régulation Sociale de JD Reynaud : débats et prolongements, (s/d), Paris, La Découverte, 448 p.

Les_paradoxes_de_la_securite_AZFDE TERSSAC G., FRIEDBERG E., (s/d), 2008, Coopération et conception, Toulouse, Octarès (1° Ed 1998/2002)

DE TERSSAC G., MIGNARD J., 2011, Les paradoxes de la sécurité : le cas d’AZF, Paris, PUF, coll. Le travail humain, 254 p.

DE TERSSAC G., GAILLARD I., (s/d), 2008, La catastrophe d’AZF : l’apport des sciences humaines et sociales., Paris Lavoisier

QUEINNEC C, TEIGER C., DE TERSSAC G., 2009, Repères pour négocier le travail posté, Toulouse, Octarès (1° Ed 1985, 2° Ed 1992)

DE TERSSAC G., TRUONG A.Q., CATTLA M.(sous dir.), 2014, Viêt-Nam en transitions, Lyon, Editions ENS, coll. De l’Orient à l’Occident, 295 p.


Contact : Gilbert de Terssac – detersac@univ-tlse2.fr


mis en ligne : mars 2017 – Propos recueillis par Anne Razous, Communication CERTOP


[1] Prix Paul Biro 2015, décerné le 31 mars 2016 à MINES ParisTech, Paris
[2] Médaille d’honneur du CNRS, décernée le 18 février 2016 à la Délégation Régionale CNRS, Toulouse
[3] Cérémonie de remise du titre le 4 mars 2016 à l’USSH, Université nationale du Vietnam à Hanoï